Basé sur une série d’articles, d’entretiens et d’analyses, le Internet Health Report ne se contente pas de faire un constat de ce qui va mal sur la toile. L’objectif des auteurs est de proposer des pistes de réflexion sur les orientations que semblent prendre les différents acteurs d’internet afin d’éveiller la conscience des internautes.
Autour de 5 thèmes principaux (sécurité, ouverture, inclusion numérique, éducation à internet, contrôle…), le rapport 2019 se concentre sur 3 enjeux majeurs que sont :
- l’intelligence artificielle,
- le pouvoir des institutions et des internautes sur les plus gros acteurs économiques du net,
- l’évolution nécessaire de modèle publicitaire actuel.
Quels constats peut-on faire ?
Le modèle économique dominant repose sur la collecte de données.
Internet, et le Web en particulier, offre des opportunités commerciales colossales. Actuellement, il existe 8 entreprises dans le monde qui exercent une influence démesurée sur le net. En effet, chaque internaute dans le monde utilise au moins un service offert par Google, Facebook, Microsoft, Amazon, Apple, Baidu, Alibaba ou Tencent.
Une des principales caractéristiques de ces entreprises est qu’elles proposent toutes une palette incroyable de services dont certains sont gratuits. Alors comment gagnent-elles de l’argent ?
La Fondation Mozilla les a classées selon leur principale source de revenus :
- Les marchands d’attention (Google, Facebook et Baidu) :
- Ces acteurs vous offrent des services gratuits et récoltent des données sur votre navigation et vos habitudes en ligne. Ils élaborent donc votre profil afin de permettre à leurs annonceurs de mieux vous cibler.
- La publicité en ligne représente 98,5 % du chiffre d’affaires de Facebook, 85% de celui de Google et 80% de celui de Baidu…
- Les machinistes (Apple et Microsoft) :
- Leurs revenus sont essentiellement liés à la création et à la vente de produits informatiques connectés et des logiciels nécessaires à leur fonctionnement.
- La part des services en ligne est néanmoins grandissante dans leurs revenus.
- Les intermédiaires du commerce de détail (Alibaba et Amazon) :
- Alibaba et Amazon sont des intermédiaires capables de distribuer des marchandises aux 4 coins du monde. Au-delà des produits qu’ils distribuent eux-mêmes, ils sont aussi des places de marché, relayant ainsi les offres d’autres marchands en ligne.
- Les 2 enseignes se caractérisent par leur capacité à diversifier leurs activités (services de vidéos en ligne, cloud professionnel ou appli de cartographie) et leurs modes de distribution. Ils multiplient notamment l’implantation de succursales physiques.
- L’entreprise multifacettes (Tencent) :
- Tencent est une sorte de couteau suisse qui s’appuie sur une messagerie, Wechat, pour proposer toutes sortes de services allant de la prise de rendez-vous chez le médecin au paiement de factures en passant par le partage de photos et de vidéos.
- Les revenus liés aux commissions sur les paiements et à la vente de publicités progressent de façon importante.
La majorité de ces acteurs génèrent des revenus substantiels grâce à la récoltent de données en ligne et à leur valorisation. Ces données sont collectées gratuitement auprès des internautes. Parfois sans que ces derniers n’en soient vraiment conscients…
L’intelligence artificielle est en plein essor.
L’Intelligence Artificielle. Voilà un sujet synonyme de rêves autant que de cauchemars ! Elle s’immisce partout dans nos vies. Pour le meilleur parfois, notamment avec la médecine prédictive, mais pas toujours.
Ici encore, le traitement des données occupe le devant de la scène. En effet, quel que soit l’algorithme, son efficacité est mesurée selon sa capacité à analyser une situation pour offrir une réponse optimale. Pour y parvenir, l’algorithme doit avoir analysé des situations similaires et leur aboutissement pour en déduire des probabilités. L’intelligence artificielle se nourrit donc d’une immense quantité de données qu’elle compare, recoupe et enrichit en permanence.
Les domaines d’application de l’IA sont très nombreux. Ils vont du plus ludique (jeux vidéo) au plus stratégique (aide à la gouvernance ou à la prise de décision militaire). Evidemment, les activités commerciales en sont très friandes pour les avantages qu’elle offre en termes de prédiction de comportements par exemple.
Les avancées incroyables que promet l’Intelligence Artificielle posent des questions éthiques majeures. Meredith Whittaker, cofondatrice de l’institut AI Now, remet en question la capacité des acteurs commerciaux à réguler leurs propres recherches dans ce domaine.
De nombreuses études tendent à prouver que l’algorithme de recommandation de Youtube peut avoir des effets pervers et participe considérablement à la désinformation des internautes. En proposant des contenus susceptibles de lui plaire, Youtube conforte l’internaute dans ses convictions. Même si elles sont fausses.
C’est ainsi que les platistes (adeptes de la théorie selon laquelle la terre est plate) s’auto-persuadent les uns les autres qu’ils sont dans le vrai.
Une aide à la recherche de contenus est donc capable de favoriser la diffusion de fake news. Dès lors que doit-on penser de l’utilisation d’une intelligence artificielle pour choisir le maintien ou non de quelqu’un en détention ? La question est légitime.
Le contrôle sur Internet est concentré entre les mains de quelques acteurs
Sur le papier, internet est un réseau totalement décentralisé. En gros, il a été conçu pour permettre le maintien des communications même en cas de destruction de plusieurs serveurs.
Cette décentralisation n’a pas empêché que le contrôle de ce réseau se concentre entre les mains de quelques acteurs surpuissants. Nous parlons ici des 8 entreprises citées un peu plus haut : Alphabet (holding de Google), Alibaba, Amazon, Apple, Baidu, Facebook, Microsoft et Tencent.
Ces entreprises ont la mainmise sur :
- Les données de tous les internautes ou presque.
- L’accès à l’information via les moteurs de recherches.
- Les câbles qui permettent la transmission des données.
- Le matériel informatique nécessaire pour se connecter.
La puissance économique de ces structures rend les sanctions financières totalement inefficaces pour combattre leurs positions monopolistiques.
Les internautes ont une carte à jouer. Le constat peut sembler bien sombre, mais en réalité en modifiant nos habitudes nous pouvons modifier ce rapport de force. Profitons de la diversité des offres qui existent dans tous les domaines. Ne réduisons pas nos interactions sur Internet à l’utilisation de quelques outils offerts par les géants de la toile.
Quels sont les risques ?
Les risques sont divers et connus. Lorsque les intérêts deviennent trop grands et que le contrôle se concentre entre trop peu de mains, les dérives se multiplient. Sur internet, elles concernent essentiellement la préservation de la vie privée, la maitrise de l’information et finalement la fabrication de “vérités alternatives”.
La vie privée pourrait être en danger sur internet
- Lorsque le modèle économique des plus grandes entreprises sur internet repose sur l’acquisition et l’exploitation de données.
- Quand ces données sont récoltées auprès d’internautes qui n’en sont pas toujours conscients.
- Lorsque de nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle sont créées pour automatiser les reconnaissances faciales, l’analyse de comportement, la géolocalisation, etc.
Alors on peut objectivement craindre pour le respect de notre vie privée. Et pas qu’un peu !
Cela est d’autant plus vrai que les mouchards vont se loger de façon insidieuse un peu partout. Saviez-vous par exemple que votre mobile était un véritable espion ? Une étude d’Oxford a déterminé que sur près d’un million d’applications testées, 88% récoltaient des données pour le compte d’Alphabet, la maison mère de Google. En arrière-plan… c’est-à-dire à l’insu de l’utilisateur. Ce dernier ne sait pas qu’il est observé, il n’a donc aucun regard sur les informations qu’on lui soutire. C’est un problème majeur.
Les entreprises qui profitent de ces données pourront toujours prétexter qu’elles servent à “améliorer votre expérience utilisateur”… Soit. Restons lucides, l’objectif de ces traqueurs est toujours le même pour Google : créer un profil d’utilisateur aussi précis que possible à des fins publicitaires.
Le modèle économique de l’Internet actuel favorise la désinformation
Connaitre nos habitudes et nos goûts permet aux majors de nous proposer des contenus auxquels nous sommes sensibles et d’y intégrer des pubs bien ciblées. Tant pis si ces contenus sont des fake news ! Du moment qu’ils nous mettent dans de bonnes dispositions pour recevoir les messages commerciaux, les annonceurs consentent à détourner leur regard.
Le problème est d’autant plus grave qu’il devient très simple de créer de fausses informations en s’appuyant sur les technologies récentes. L’exemple des deepfakes est particulièrement sensible. Ces vidéos profondément modifiées par une intelligence artificielle impliquent des personnes réelles dans des situations ou des discours créés de toutes pièces. C’est ainsi que des célébrités sont apparues dans des films à caractère pornographique, ou que des hommes politiques ont pu tenir des propos très étonnants… comme Barak Obama dans cette vidéo.
Mais le deepfake ne concerne pas seulement les vidéos. Les photos ou les documents audio peuvent aussi faire l’objet de traitements très poussés dans le but de transformer la vérité de façon extrêmement réaliste.
On peut même aller encore plus loin pour créer de façon automatique des personnes qui n’existent pas ! Connaissez-vous le site Cette personne n’existe pas ? Des visages sont créés en temps réels à partir d’une base de données de plusieurs millions de photos. Les résultats ne sont pas toujours parfaits mais le principe reste bluffant.
Les contenus générés par des intelligences artificielles deviennent tellement crédibles que les chercheurs d’OpenAI ont carrément décidé de ne pas publier le code de leur algorithme ! Ce dernier est capable de rédiger des textes crédibles à propos de n’importe quel sujet. Les créateurs de ce modèle ont tout simplement peur des applications malveillantes qui pourraient en être faites.
Le contrôle de l’information
Internet et le web avaient pour objectif de faciliter la circulation de l’information. Les pionniers les envisager comme les outils ultimes du partage de la connaissance et de l’éducation. Serions-nous en train d’en faire des machines infernales au service de la désinformation et de la manipulation ? La question peut se poser.
Etats-Unis, Brésil, Inde, Kenya… autant de pays dans lesquels la vie démocratique a été lourdement impactée par les campagnes d’influence et de désinformation menées via les réseaux sociaux en particulier.
Inonder la toile d’informations fabriquées de toutes pièces est une technique éprouvée pour noyer la réalité et empêcher qu’on y accède. Une autre approche consiste à contrôler le débit du tuyau qui permet la circulation de l’info. C’est le procédé choisi par un certain nombre de gouvernements en Afrique et en Asie.
Couper internet est un excellent moyen de museler une opposition qui serait un peu trop bruyante. Ainsi en 2018, le nombre de coupures volontaires d’Internet a plus que doublé par rapport à 2016 dans le monde. L’infographie publiée par Access Now parle d’elle-même.
A ce stade, quelles sont les solutions à notre disposition ?
Le tableau paraît bien noir n’est-ce pas ? C’est vrai… mais il ne faut pas baisser les bras. Nous pouvons agir chacun à notre niveau pour garder le contrôle de ce réseau qui nous est cher.
Au niveau des institutions nationales et internationales
Les états détiennent un pouvoir très important : le pouvoir législatif. Ils peuvent contraindre les différents acteurs à agir de façon éthique et à protéger les internautes contre les menaces que nous avons identifiées.
Le RGPD fait partie de l’arsenal disponible pour aller dans ce sens. Entre mai 2018 et mars 2019, plus de 100 000 plaintes et notifications d’atteinte à la protection des données ont été déposées dans 10 pays audités par GDPR Today. C’est un réel moyen de pression pour pousser les acteurs du web à se conformer à leurs engagements en termes de protections des droits et des données numériques.
En janvier 2019, la CNIL a condamné Google à verser une amende de 50 millions d’euros suite à 2 plaintes déposées à son encontre pour « consentement forcé ». Evidemment, face à la puissance financière de Google, la somme exigée peut sembler dérisoire, mais ce n’est probablement qu’un début…
Au niveau local, les institutions peuvent agir pour améliorer la santé du Net
L’équation est assez simple : les villes concentrent actuellement plus de la moitié de la population mondiale. Ce sera probablement plus de 68% en 2050. On y trouve aussi les centres décisionnels, les plus grosses ressources financières et la majorité des innovations technologiques y sont testées et/ou adoptées… Alors oui, nos villes possèdent un pouvoir de négociation et d’influence important et elles doivent s’en servir.
C’est ce qu’a fait New York. Elle a obligé Amazon à intégrer un lecteur d’écran à ces liseuses Kindle pour en faciliter l’accès aux mal-voyants. Les écoles municipales ont tout simplement bloqué un contrat de 30 millions de dollars entre le département de l’éducation de la ville et Amazon, obligeant le mastodonte à trouver un accord avec la Fédération nationale des aveugles et malvoyants pour débloquer la situation. Amazon s’est exécuté…
Les opportunités et les secteurs sont nombreux pour user de cette influence. Encore faudrait-il que les municipalités en soient pleinement conscientes et s’organisent pour agir de concert. C’est un des objectifs de la Cities Coalition for Digital Rights. Cette coalition propose une charte de défense du respect de la vie privée et des droits humains en relation avec l’utilisation de l’Internet.
Les choses avancent donc au niveau local, mais nous avons aussi un rôle à jouer individuellement !
Que pouvons-nous faire à notre niveau ?
Notre première responsabilité est de nous informer pour découvrir et favoriser toutes les solutions alternatives aux GAFAM et consorts !
Plutôt que de choisir Google Photos, faites confiance à… au hasard, disons Joomeo par exemple!
Ne cédons pas systématiquement à la facilité et à la gratuité car elles représentent des miroirs aux alouettes. Nous payons bien souvent très cher en données personnelles les solutions “gratuites”. À termes, cela pourrait nous priver d’un certain nombre de libertés.
Vous connaissez probablement cette phrase qui dit : ” Si c’est gratuit, c’est vous le produit !”. Sachez que, comme l’explique la quadrature du cercle, C’EST FAUX. En effet, si vous ne payez pas le service directement, vous le paierez indirectement. En achetant les produits que vous auront suggérés les publicités, bien ciblées grâce à vos données personnelles. Rien n’est gratuit ici-bas !
Soyons aussi vigilants à propos des conditions générales d’utilisation des différents services que nous utilisons, n’acceptons pas aveuglément ces contrats. Les dernières actualités autour de l’application FaceApp nous y invitent clairement !
Conclusion
Internet reste une formidable opportunité pour informer et éduquer facilement dans le monde entier. C’est encore un espace de liberté dans la plupart des pays. Il représente un outil précieux qui facilite la vie à ceux qui y ont accès et favorise le développement économique.
Mais justement, dans bien des domaines cette pression économique et commerciale fait passer au second plan les questions qui se posent d’un point de vue éthique. Ainsi, l’Intelligence Artificielle, qui semble offrir les plus belles perspectives et opportunités, porte en elle les germes du pire et du meilleur… Et le meilleur n’est pas toujours aussi lucratif que le pire. Le deepfake nous l’a déjà prouvé.
La création, la gestion et le traitement des données est à la base d’une grande part de l’activité des plus grands acteurs d’internet. Maitriser ses données personnelles et privées devient par conséquent une nécessité impérieuse pour ne pas subir le diktat de ces mastodontes.
Cette régulation peut se faire à plusieurs niveaux et nous devons en être acteurs. Internet est en bonne santé lorsqu’il est sous le contrôle du plus grand nombre. Restons donc vigilants car de nos choix dépend une partie de l’avenir d’Internet.
Sources : Internet Health Report
Téléchargez une version abrégée de ce rapport
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